Une critique du best seller
“Peut-on se dissimuler qu’il faut qu’un esprit, qu’un goût, soit de médiocre niveau pour avoir des répercussions populaires vastes et profondes, et que, par exemple, l’on ne doit nullement entendre dans le sens d’un discrédit de Voltaire le fait que l’Abbé Trublet l’a nommé à bon droit “la perfection de la médiocrité”… On pourrait d’ailleurs l’affirmer d’un cas infiniment plus populaire: il faut bien que le fondateur du christianisme, lui aussi, ait été comme une “perfection de la médiocrité”. Que l’on concrétise un instant sous la forme d’une personne les sentences capitales du célèbre évangile du Sermon de la Montagne : – on ne doutera plus des raisons pour lesquelles semblable berger et prédicant de la montagne a pu agir avec une telle séduction sur toute espèce d’animal grégaire.”
Psychologie des “bergers”. Les grands médiocres. Issu de Fragments Posthumes XIII. Friedrich Nietzsche.
Le Succès Populaire comme Indicateur de Médiocrité
La thèse globale de Nietzsche est que le succès populaire massif est un indicateur de médiocrité spirituelle et intellectuelle.
- Les véritables esprits libres, les philosophes de l’avenir, sont condamnés à l’incompréhension et à la solitude, car leur pensée ne peut être populaire.
- À l’inverse, les “bergers des grands médiocres” accèdent à une influence historique précisément parce qu’ils “hébergent” et expriment parfaitement les aspirations moyennes. Leur “génie” est un génie de la médiation et de la séduction, non de la création verticale.
Pour Nietzsche, comprendre ce mécanisme, c’est comprendre un des ressorts fondamentaux de l’histoire des cultures et de la psychologie des masses : ce qui est universellement partagé est, par définition, commun.
C’est une excellente question qui nous permet de dépasser l’exégèse pour évaluer la pertinence de la thèse de Nietzsche. Sa proposition est puissante et provocante, mais elle mérite d’être confrontée à des contre-arguments solides.
Tentons d’approfondir (plus bas) et nuancer.
Le Principe Fondamental : La Médiocrité comme Condition du Succès Populaire
Nietzsche énonce un principe quasi sociologique, dénué de jugement moral immédiat : un esprit ou un goût doit être de niveau médiocre pour avoir des répercussions populaires vastes et profondes.
- La “médiocrité” désigne ici l’adaptation à la moyenne. C’est un contenu juste assez simple, peu exigeant et facilement assimilable pour que la majorité (le “troupeau”) puisse s’y reconnaître sans effort intellectuel ou spirituel.
- La corollaire est que la profondeur authentique, la complexité et l’originalité radicale sont par nature impopulaires. Elles demandent un effort que la majorité n’est pas prête à fournir.
Les “Grands Médiocres” : Des Figures d’Influence par Adaptation Parfaite
Ces figures ne sont pas des ratés, mais des entités d’une efficacité historique redoutable. Leur “grandeur” réside dans leur capacité à incarner et à formuler la médiocrité avec un talent incontestable.
- Voltaire est la “perfection de la médiocrité” : son génie n’est pas dans la profondeur métaphysique, mais dans une clarté et une virulence parfaitement ajustées à son public. Il vulgarise, combat et rayonne avec une intelligence moyenne, mais redoutablement efficace. C’est un exemple de médiocrité “éclairée”.
- Jésus (du Sermon sur la Montagne) est le cas archétypal : son message est une “perfection de la médiocrité” car il est parfaitement adapté à la psychologie grégaire. Il transforme les faiblesses (pauvreté, humilité, douceur) en vertus, console les affligés et promet un renversement des valeurs. Cette adéquation parfaite aux besoins de la masse explique sa séduction millénaire.
La Psychologie du “Berger” : Le Génie de la Séduction Grégaire
Le “berger” (Voltaire, Jésus) n’est pas un simple membre du troupeau, mais son guide. Sa psychologie est spécifique :
- Une intelligence tactique et non créatrice : Il possède une compréhension aiguë de la psychologie des masses. Son talent est de simplifier les questions complexes et de formuler des réponses accessibles et réconfortantes.
- Une volonté de puissance inversée : Son pouvoir ne vient pas de sa supériorité sur le troupeau, mais de son identification à lui. Il devient fort en se faisant le porte-voie, le serviteur et le justificateur des instincts grégaires. Il organise et légitime la faiblesse.
- La séduction comme outil principal : Il ne convainc pas par la force ou la logique aride, mais par une promesse de bonheur, de paix et de sens qui flatte le troupeau et le conforte dans son état.
Arguments en Faveur de la Thèse de Nietzsche (Pourquoi elle semble vraie)
- La Loi du Plus Petit Dénominateur Commun : Dans les médias de masse, les algorithmes de recommandation et la culture populaire, on observe une tendance forte à privilégier ce qui est immédiatement accessible. Une idée complexe demande un effort cognitif que beaucoup, par manque de temps ou d’éducation, ne peuvent ou ne veulent pas fournir.
- La Puissance des Émotions Simples : Les messages qui mobilisent des émotions basiques (la peur, la colère, la pitié, l’espoir simple) ont souvent un impact plus large et plus rapide que ceux qui requièrent une analyse nuancée. Le Sermon sur la Montagne parle directement à la souffrance et à l’espérance. Un discours politique populiste est souvent plus efficace qu’un livre blanc complexe.
- L’Économie de l’Attention : Dans un monde saturé d’informations, la simplicité et la répétition sont des stratégies gagnantes pour capter l’attention. Les concepts médiocres, au sens nietzschéen, sont plus “viraux” parce qu’ils sont facilement partageables et compréhensibles.
- L’Exemple des “Gourous” Modernes : On peut voir des “bergers” contemporains (influenceurs, certains coachs, leaders de mouvements) qui obtiennent une immense popularité en distillant des conseils de vie simplistes ou en validant les ressentiments de leur public, exactement comme Nietzsche le décrit.
Contre-Arguments et Nuances (Pourquoi la thèse est incomplète ou excessive)
- La Confusion entre “Populaire” et “Médiocre” : Nietzsche fait un amalgame puissant, mais discutable. Toute œuvre ou pensée profondément populaire est-elle nécessairement médiocre ?
- Les Génies Universellement Reconnus : Que faire de Shakespeare, de Mozart ou de Dickens ? Leurs œuvres sont à la fois d’une profondeur incontestable et largement populaires. On peut argumenter que leur “génie” réside précisément dans leur capacité à créer des œuvres complexes qui résonnent à plusieurs niveaux, y compris un niveau accessible.
- La Postérité : Une œuvre peut être méconnue de son vivant et devenir populaire des siècles plus tard (comme celles de Van Gogh). Son essence n’a pas changé ; seul son public a grandi. Cela invalide l’idée d’une médiocrité intrinsèque liée à la popularité.
- Une Définition Trop Élastique de la “Médiocrité” : Le terme est un fourre-tout qui peut servir à disqualifier tout ce qui plaît au plus grand nombre. Cela frôle parfois un élitisme dogmatique. Où trace-t-on la ligne ? La clarté de Voltaire est-elle de la médiocrité ou une vertu intellectuelle ? La compassion du christianisme est-elle une faiblesse grégaire ou une force morale fondamentale ?
- La Négation de la “Sagesse Populaire” : Nietzsche méprise la “mentalité de troupeau”, mais certaines valeurs grégaires (l’entraide, l’empathie, la recherche de sécurité) sont des adaptations sociales et biologiques essentielles à la survie de l’espèce. Les rejeter comme simplement “médiocres” c’est ignorer leur utilité fondamentale.
- Une Vision Trop Monolithique des “Masses” : Nietzsche parle de la “masse” comme d’une entité homogène. En réalité, le public est stratifié. Une même œuvre (un film des frères Dardenne, un roman de Houellebecq, une symphonie de Mahler) peut être “populaire” dans une certaine niche culturelle exigeante, tout en restant incompréhensible pour le grand public. La popularité n’est pas un bloc.
- Le Problème de la Prophétie Auto-Réalisatrice : Si l’on adhère au principe de Nietzsche, on risque de tomber dans un cynisme où tout succès populaire est immédiatement suspect. Cela peut conduire à un snobisme intellectuel stérile qui refuse de chercher la valeur là où elle est largement reconnue.
Conclusion : Une Loi Tendance, pas une Loi Absolue
La thèse de Nietzsche est moins une vérité absolue qu’une loi tendance extrêmement puissante et souvent vérifiée.
- Elle est vraie en tant que mise en garde : elle nous incite à la méfiance envers ce qui est trop facilement et trop universellement accepté. Elle nous pousse à chercher la complexité derrière la simplicité apparente des messages populaires.
- Elle est fausse en tant que loi universelle : l’histoire de la culture regorge de contre-exemples où la profondeur et la popularité se sont rencontrées. Le génie véritable peut parfois, sans se renier, trouver une forme qui parle à presque tous.
En fin de compte, Nietzsche nous offre un outil critique précieux, mais pas une fin de la réflexion. Il est salutaire de se demander : “Si cette idée est si populaire, qu’est-ce que cela dit de sa complexité réelle et des besoins qu’elle satisfait ?” Mais il est tout aussi important de ne pas utiliser son critère comme un marteau pour traiter toute œuvre populaire de clou médiocre.

