Qui croire ?
“C’est leur éducation qui a fourvoyé la plupart des hommes.
S’ils croient, c’est parce qu’on leur a appris ainsi.
Le prêtre prend le relais de la gouvernante.
Ainsi, l’enfant s’impose à l’adulte.”
John Dryden. La biche et la panthère.
Citation qui introduit le chapitre “Ce que tout élève sait” du livre de Gregory Bateson “La nature et la pensée”
La citation dénonce avec puissance le conditionnement éducatif, religieux et culturel qui, loin d’éveiller la raison, la neutralise.
Elle décrit un processus en trois temps :
1. L’erreur initiale — l’éducation dogmatique qui égare.
2. La continuité du conditionnement — la transmission sans rupture entre les figures d’autorité successives (parents, prêtre, professeur puis policier, patron…)
3. L’aliénation finale — l’adulte dominé par l’enfant qu’il fut, croyant être libre tout en demeurant prisonnier de ses premières croyances, “pré-programmées”.
C’est une pensée d’une lucidité implacable qui annonce la critique moderne de l’idéologie : tant que l’homme avec sa raison et son expérience n’a pas écouté, échangé et choisi avec l’enfant en lui, fort de son impulsivité et sa naiveté, il demeure incapable de véritable liberté intérieure. Il peut alors accomplir le passage de la soumission à l’autorité (croire parce que “papa, maman ou … l’ont dit”) à l’autonomie fondée sur ses convictions.
Approfondissons ensemble…
> « C’est leur éducation qui a fourvoyé la plupart des hommes. » L’éducation dans cette citation ne renvoie pas à l’instruction intellectuelle, mais à la formation morale et religieuse reçue dès l’enfance. Le mot “fourvoyé” (égaré, détourné du bon chemin…) indique une faute d’origine : la plupart des hommes ne pensent pas par eux-mêmes parce qu’ils ont été orientés dès le départ sur une voie erronée. Leur rapport au monde repose sur une erreur fondatrice transmise par ceux qui les ont éduqués.
> « S’ils croient, c’est parce qu’on leur a appris ainsi. » Cette phrase dévoile le mécanisme : la croyance n’est pas une conviction née d’une expérience, d’une réflexion personnelle, d’un examen critique ou d’une révélation intérieure mais le produit d’un apprentissage devenu automatisme, d’un réflexe inculqué. Ce que l’enfant a reçu comme vérité devient la structure mentale de l’adulte. La foi (ou toute croyance dogmatique) n’est pas choisie, elle est héritée — un conditionnement reproduit de génération en génération. C’est ce qui distingue la croyance d’une conviction.
> « Le prêtre prend le relais de la gouvernante. »
Cette image illustre la continuité du processus. La gouvernante incarne la première autorité (elle initie l’enfant aux rudiments de la croyance par des histoires) affective (c’est souvent fait avec affection, ce qui renforce l’acceptation). Le prêtre renforce le modèle inculqué. Ainsi, éducation et religion forment une chaîne ininterrompue de dépendance intellectuelle et émotionnelle.
> « Ainsi, l’enfant s’impose à l’adulte. » parle du plus profond de nous.
– La victoire du conditionnement précoce.
L’adulte, supposé libre et rationnel, reste gouverné par les croyances, les peurs et les images du monde implantées dans son enfance – il y croit parce que c’est la première chose qu’on lui a enseignée comme une vérité absolue. Ce que l’on croit être un choix personnel est souvent la fidélité inconsciente à une programmation ancienne.
– L’inversion des rôles.
Là où l’adulte devrait guider l’enfant intérieur, c’est l’inverse qui se produit : l’enfant crédule continue de diriger la pensée adulte. C’est une régression, un renversement de la hiérarchie intérieure.
– La critique de l’immaturité intellectuelle.
Celui qui croit sans examen critique n’a pas réellement grandi. Il demeure prisonnier des représentations du monde et des autorités de son enfance. L’autonomie éclairée de la raison lui échappe.
– Une image de l’aliénation
« L’enfant s’impose » décrit un conflit intérieur : la part infantile appelée parfois “enfant adapté soumis” — faite d’obéissance et de peur — asservit l’adulte pensant. C’est une aliénation (rendre étranger à soi-même) intériorisée, subconsciente et implicite où l’on reste soumis à une autorité disparue depuis longtemps, probablement obsolète mais jamais remise en question.

