8…6…4 heures par jour
Le temps de travail est un héritage obsolète si l’objectif est de créer de la valeur. Nous vivons avec un modèle de temps de travail conçu pour des ouvriers d’usine du XIXe siècle, alors que l’économie moderne repose de plus en plus sur la créativité, la résolution de problèmes et l’innovation.
La Lutte pour la Réduction du Temps de Travail
L’histoire de la journée de 8 heures est avant tout une histoire défensive et militante, née d’un contexte inhumain.
- Avant la Révolution Industrielle : Le temps de travail était rythmé par le soleil et les saisons
- La Révolution Industrielle (XVIIIe-XIXe siècles) : Dans les usines (machinerie continue à rentabiliser, cadence imposée) et les mines, la journée de travail pouvait atteindre 14 à 16 heures, 6 jours par semaine, y compris pour les enfants. L’être humain était traité comme une machine. L’épuisement, les accidents et l’espérance de vie catastrophique étaient la norme.
- Le slogan “8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil” : Ce mot d’ordre est apparu au début du XIXe siècle. Il s’agissait d’une revendication claire pour un équilibre de vie.
- Les étapes clés de la conquête :
- 1848 : En France, le gouvernement provisoire institue la journée de 10 à 11 heures.
- 1er mai 1886 : À Chicago, une grève massive et une manifestation pour la journée de 8 heures tournent au drame (affaire de Haymarket). Cet événement est à l’origine de la Fête du Travail du 1er mai.
- 1919 : En France, la loi Astier institue la journée de 8 heures.
- 1936 : Les Accords de Matignon en France instaurent la semaine de 40 heures (soit 8h x 5j) et les congés payés.
- Années 1980-2000 : La tendance à la baisse se poursuit avec les lois sur les 39 heures, puis les 35 heures en France (lois Aubry, 1998-2000).
Le parcours a été une lutte constante pour abaisser un temps de travail imposé par le système industriel, qui poussait la machine humaine au-delà de ses limites raisonnables. La norme 8 h/ jour (40 h/semaine) est le produit d’une lutte sociale et de réponses techniques à des excès d’exploitation mécanique. Autrement dit, l’histoire du temps de travail est d’abord défensive — on limite des excès issus d’un « maximum » industriel — avant d’en faire une norme sociale
Le Paradoxe Actuel : Le “Travail Prescrit” vs. le “Travail Réel”
Aujourd’hui, la société nous dit officiellement de travailler environ 8 heures par jour (selon les pays, souvent 35-40h/semaine). Mais cette norme est un héritage, un cadre légal qui ne correspond plus toujours à la réalité, surtout dans le secteur du savoir (knowledge work).
- Le “présentéisme” : Beaucoup d’entreprises valorisent encore la présence physique, même si l’employé n’est plus productif
- L’hyper-connexion : Le télétravail et les outils numériques ont brouillé les frontières, étalant souvent le travail en dehors des heures officielles.
- Le mythe de la productivité linéaire : La croyance selon laquelle “plus d’heures = plus de travail accompli” est scientifiquement infondée pour les tâches cognitives.
Une Nouvelle Perspective : Partir des Capacités Humaines
Si on change de paradigme et qu’on se demande non pas “combien peut-on supporter ?” mais “combien faut-il pour être à son pic de capacités ?”, la réponse est radicalement différente.
En croisant les recherches en neurosciences, en psychologie du travail et les témoignages de personnes très performantes, une fourchette se dégage : pour un travail intellectuel exigeant et créatif, le pic de productivité se situe entre 3 et 5 heures de travail profond (deep work) par jour.
Pourquoi ce chiffre ?
- Les Réserves Cognitives sont Limitées : Notre capacité de concentration intense et de prise de décision est comme un “muscle qui se fatigue” (métaphore évocatrice même si elle est scientifiquement fausse). Les études montrent qu’après environ 3 à 4 heures de travail profond, la qualité du travail décline fortement.
- Le “Travail Profond” (porté par l’auteur Cal Newport, ainsi qu’Anders Ericsson avec ses recherches sur la « deliberate practice ») : C’est l’état de concentration sans distraction qui permet de résoudre des problèmes complexes et de créer de la valeur. Cela vaut pour l’acquisition de compétences complexes. Il est extrêmement exigeant et ne peut être maintenu que sur des plages limitées (par exemple, 1h30 à 2h par bloc, qui correspond à un cycle biologique veille-repos appelé ultradien).
- L’Exemple des Créateurs et Scientifiques : Des études sur les routines de travail de grands esprits (de Charles Darwin au chercheur en mathématiques June Huh) montrent qu’ils ne consacraient souvent que 3 à 4 heures par jour à leur travail le plus exigeant
- Les Études sur la Semaine de 4 Jours : Les nombreux essais récents (en Islande, au Royaume-Uni, etc.) montrent qu’une réduction à 32-35 heures (soit environ 6-7h par jour sur 4 ou 5 jours) maintient ou augmente la productivité. Les employés sont plus reposés, plus concentrés et moins distraits.
Si on veut organiser la journée pour favoriser la création, l’innovation, l’apprentissage et la qualité, il est irréaliste d’attendre que la majorité des personnes produisent 8 heures de travail profond par jour.
En résumé, le décalage est frappant :
| Critère | Ce que la Société / l’Héritage nous Dit | Ce que les Capacités Humaines Optimales Suggèrent |
|---|---|---|
| Temps de travail quotidien | 7 à 8 heures (pour un total de 35-40h/semaine) | 4 heures de travail profond et concentré |
| Objectif | Remplir un horaire, être présent | Accomplir des tâches à haute valeur ajoutée |
| Nature du travail | Mélange de tâches profondes et superficielles | Protection du temps pour le travail profond |
| Focus | La quantité de temps passée | La qualité du travail produit |
Quelle société et quels produits / services voulons-nous inventer & bâtir ?
Nous vivons avec un modèle de temps de travail conçu pour des ouvriers d’usine du XIXe siècle, alors que l’économie moderne repose de plus en plus sur la créativité, la résolution de problèmes et l’innovation.
Tout en tenant compte de la nature du travail – on ne peut pas appliquer uniformément la même règle au secteur hospitalier ou de la grande distribution (besoin de présence, rotation, sécurité) et des chercheurs ou experts (travail independant ou en petits groupes) – le vrai défi n’est donc plus de lutter pour réduire le temps, mais de repenser l’organisation du travail pour permettre à chacun d’atteindre son pic de potentiel en repensant les indicateurs (résultats, valeur créée, qualité, santé, rétention…) dans le contexte des différentes missions professionnelles.

