3 heures de plongée à la recherche de trésors mathématiques
Le témoignage d’un matheux créatif remet en question la culture du travail intensif (on peut produire une œuvre majeure sans s’épuiser), la confusion entre effort et profondeur et la valeur du vide.
“On any given day, Huh does about three hours of focused work. He might think about a math problem, or prepare to lecture a classroom of students, or schedule doctor’s appointments for his two sons. “Then I’m exhausted,” he said. “Doing something that’s valuable, meaningful, creative” — or a task that he doesn’t particularly want to do, like scheduling those appointments — “takes away a lot of your energy.”
… To hear him tell it, he doesn’t usually have much control over what he decides to focus on in those three hours.
… Regardless, some things haven’t changed. Huh can still muster only enough energy to work for a few hours each day.”
Article et interview de June Huh, gagnant de la médaille Fields – Quanta Magazine, Juin 2022
Le témoignage de June Huh sur son temps de travail est l’un des aspects les plus discutés et les plus inspirants de son parcours. Il illustre une philosophie du travail par résonance plutôt que par force.
Il rejoint, par d’autres mots, ce que des artistes, des scientifiques et des penseurs ont pressenti : que la création advient quand on cesse de forcer le réel pour le laisser se révéler.
June Huh a déclaré qu’il ne travaillait pas de longues heures et que ses journées productives ne comptaient souvent que quelques heures de travail mathématique intense et concentré. Le reste du temps, il le consacrait à des activités “non productives” comme lire des romans, se promener, regarder des films ou passer du temps avec sa famille. Cette approche est très cohérente avec son parcours : il n’a pas suivi le rythme académique standard, il est arrivé tard dans les mathématiques, et son style de recherche est intuitif, esthétique et poétique plutôt que systématique.
Il insiste sur l’importance de l’oisiveté créative et du “temps perdu”. Pour lui, les idées profondes mûrissent souvent en arrière-plan, lors de ces périodes où l’on ne “travaille” pas activement.
Quels enseignements tirer de ce témoignage ?
- Ce n’est pas une paresse, mais une méthode : Il ne s’agit pas de ne rien faire, mais d’une approche délibérée qui rappelle que le travail de fond, mental, est inconscient. Ces heures de marche ou de lecture permettent au cerveau de digérer les problèmes, de faire des connexions inattendues. C’est l’antithèse du “bachotage” ou du travail à la chaîne.
- La qualité prime sur la quantité : Son témoignage souligne que ce qui compte, ce n’est pas le nombre d’heures passées à un bureau, mais l’intensité et la profondeur de la concentration pendant les heures dédiées. Trois heures de réflexion ultra-concentrée, sans distraction, sont bien plus productives que huit heures de travail morcelé et superficiel.
- Un modèle contre le “burn-out” académique : Dans un milieu (la recherche et les études en général) où la culture du “toujours plus” et des heures interminables est souvent valorisée, le récit de June Huh est une bouffée d’air frais. Il montre qu’il est possible d’atteindre l’excellence suprême sans sacrifier son équilibre de vie et sa santé mentale (il se dit très proche de sa femme et ses enfants)
- Un talent particulier pour la concentration : Il faut aussi être réaliste en reconnaissant à June Huh une capacité exceptionnelle à se plonger dans un problème de manière extrêmement profonde et efficace.
- La fin du mythe du “génie qui travaille 24h/24” : Son parcours casse le stéréotype romantique du savant fou qui ne vit que pour son travail, isolé dans son bureau. Il présente une image plus humaine, plus durable et surtout plus réaliste de la capacité de création.
Loin de la recette miracle (“travailler 3h par jour suffit”), son message est le suivant : l’efficacité et l’inspiration ne se mesurent pas au temps passé. Plonger pendant quelques heures puis laisser son esprit vagabonder est mon cheminement du processus créatif. A vous trouver le votre…
C’est un plaidoyer pour un travail intelligent, profond et équilibré, plutôt que pour un simple cumul d’heures.
Si vous souhaitez en savoir un peu plus sur June Huh
Un parcours atypique
June Huh n’était pas un mathématicien précoce, et a longtemps été considéré comme un élève « moyen » dans cette matière. Il a commencé par des études de littérature et de physique à l’université nationale de Séoul, rêvant de devenir poète. Ce n’est qu’à 24 ans, lorsqu’il a rencontré le célèbre mathématicien Heisuke Hironaka (lauréat de la médaille Fields en 1970) en visite à Séoul, qu’il s’est passionné pour les mathématiques. Hironaka a supervisé ses premiers pas et Huh l’a suivi à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign pour son doctorat. Son parcours non conventionnel et son talent brut ont rapidement attiré l’attention.
La consécration en 2022
June Huh a reçu la médaille Fields en 2022 pour ses travaux ayant révolutionné la combinatoire géométrique. Il a reçu le prix pour “avoir apporté des idées de la théorie de Hodge à la combinatoire, la preuve de la conjecture de Dowling–Wilson pour les géométries d’intersection, la preuve de la conjecture de Heron–Rota–Welsh pour les matroïdes, le développement de la théorie des matroïdes lorentziens, et la preuve de la conjecture forte de Mason”.
En résumé, il a utilisé des outils profonds de géométrie algébrique (comme la théorie de Hodge) pour résoudre des problèmes anciens et fondamentaux en combinatoire, un domaine auparavant considéré comme plus “discret”.
Il devient ainsi l’un des symboles de la créativité et de la transversalité moderne en mathématiques.
Une influence durable
Depuis, June Huh poursuit ses recherches à Princeton University et à l’Institute for Advanced Study. Il reste discret, refusant les projecteurs, et continue d’enseigner et de collaborer sur des questions fondamentales de structure et de symétrie. Il est souvent cité comme exemple de pensée non linéaire et de maturité tardive, prouvant qu’on peut devenir un grand mathématicien sans parcours scolaire « classique ».