D’où vient la “valeur” travail ?

« Coupable ou non-coupable ? D’Hésiode à Bertrand Russell, le procès séculaire de la paresse n’a jamais cessé d’être gagné et perdu, avec en toile de fond la place que nous accordons au travail. » L’article du hors-série Philosophie Magazine, dédié à « L’art de ne rien faire », souligne que « la paresse n’est pas seulement un fléau social, mais un repoussoir intime, un boulevard pour l’éthique protestante. Car avec la Réforme, la paresse devient péché suprême… « L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu est exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondants à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société, devoirs qui deviennent ainsi sa vocation. » (1) Le travail n’est plus un moyen, mais une fin. Il n’est plus une nécessité vitale, mais une obligation morale, un devoir… Comme le résume Max Weber, « gaspiller son temps est donc le premier et en principe le plus grave de tous les péchés », tout temps passé au « dépens de la besogne quotidienne » est condamné. »
Un peu plus loin, l’article souligne que « Robinson Crusoé vient incarner en 1719 l’homo economicus sauvé par le travail… Le repos est toléré à condition d’être mérité. Tout temps « perdu » est un temps gâché. » Encore un peu plus loin, on peut lire « Inversement, dans les sociétés dites primitives, moins productives, la paresse ne faisant pas l’objet d’une réprobation acerbe ». Une des sources de l’article est l’anthropologue Marshall Salins, avec notamment son ouvrage «Âge de pierre, âge d’abondance» : « Le temps de travail journalier pour subvenir aux besoins dans les sociétés préhistoriques était d’environ trois heures. La longue et pénible journée de labeur naît avec l’émergence de l’agriculture et assure au pouvoir politique un contrôle du temps social. La paresse dans ce nouveau régime est d’emblée disqualifiée … Le passage à l’agriculture n’est pas d’abord un gain de temps mais une perte. Cette perte assure cependant au pouvoir politique un contrôle du temps social. »
Puis l’article s’appuie sur Nietzsche qui écrit dans Aurore «dans la glorification du travail, je vois la peur de tout ce qui est individuel» et Bertrand Russell dans son «Éloge de l’oisiveté» qui dénonce l’accaparement du loisir par une classe de possédants qui entretient l’éthique du travail pour conserver le monopole de l’oisiveté et maintenir sa domination. » Il parle notamment des techniques modernes et souligne que « si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde et pas de chômage. »
«La morale du travail est une morale d’esclave et le monde moderne n’a nul besoin d’esclavage», écrit-il en 1932.

(1) L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber. Weber cite là une idée qu’il attribue à Martin Luther : l’idée que la vocation (« Beruf » en allemand) dans la vie laïque est un devoir moral devant Dieu.


L’article retrace la condamnation morale de la paresse, née avec l’éthique protestante (travail comme vocation divine) et incarnée par homo economicus (Robinson Crusoé). Cette morale sert le pouvoir (contrôle du temps social depuis l’agriculture) et une classe dominante (oisive mais imposant le travail aux autres). Des penseurs comme Nietzsche y voient une peur de l’individu, et Russell une absurdité à l’ère technologique : moins travailler résoudrait chômage et pénurie.

Plusieurs points sont importants :

  • Diagnostic historique précis : l’analyse des racines protestantes du travail comme vocation divine (Weber/Calvin) est pertinente. Notre société a bien transformé le travail d’une nécessité en une obligation morale, une « valeur ».
  • Construction sociale : Sahlins montre que la paresse n’est condamnée que dans des sociétés hiérarchiques où le travail permet un contrôle social. Le mythe du “travail libérateur” s’effondre. Nous sommes nés libres, de faire ou non ou peu ou différemment. Et il offre une critique sociale juste : la dénonciation de la “glorification du travail” comme outil de contrôle social (Nietzsche, Russell) reste d’actualité. Le travail incessant légitime le pouvoir, occupe les consciences, et déplace la liberté vers la productivité.
  • Potentialité technique actuelle : Russell avait vu juste il y a presque un siècle avec nos gains de productivité, une réduction radicale du temps de travail (4h/jour) est possible pour assurer le bien-être de tous.

On peut noter cependant plusieurs simplifications qu’il est important de nuancer, notamment une romantisation des sociétés « primitives », même si les connaissances historiques et anthropologiques récentes montrent que certaines d’entre elles étaient beaucoup « modernes » que l’occident actuel.
Les mots sont limités et plusieurs distinctions fines s’imposent ; il y a notamment confusion entre oisiveté et paresse : l’article pourrait être interprété comme une glorification de la “paresse” sans distinguer l’oisiveté créatrice (loisir noble, réflexion, art) de l’inactivité stérile. Toute activité féconde requiert une certaine discipline, même être surtout librement consentie.
Il y a également un risque de caricature : tout travail n’est pas aliénation. Une activité professionnelle qui nourrit la liberté est une création consciente, qu’elle prenne ou non la forme d’un “travail”.

L’article révèle que notre rapport au travail est un outil idéologique, en dévoilant la racine morale du “culte du travail” et son lien avec le contrôle social. Le vrai débat devrait sortir d’une logique binaire « travail/productivisme contre paresse/inaction » et s’ouvrir avec des questionnements lucides, courageux, féconds :

  • quelle est la place – littéralement – du travail dans nos vies ?
  • pour qui et quoi quoi faire ce travail ?
  • si j’en avais la possibilité (argent, technologie..), qu’est ce que j’aurais vraiment envie de faire ?

La vraie alternative n’est pas “travailler ou ne rien faire”, mais “travailler en créateur” — c’est-à-dire en alignant entre autres imagination, action, sens, utilité sociale, liberté personnelle…

Et le défi est également politique, au sens de la vie de la cité : comment organiser une société où la valeur d’un individu ne se mesure pas à sa productivité ?

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