Le travail, de la négation de soi à la création

“Le travail est pour les hommes des pays civilisés un moyen et non le but lui-même. C’est pourquoi ils ne font guère preuve de subtilité dans le choix de leur travail, pourvu qu’il rapporte bien. Mais il existe des hommes plus rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans prendre plaisir à leur travail. Ces hommes difficiles qu’il est dur de satisfaire, qui n’ont que faire d’un bon salaire si le travail n’est pas, par lui-même, le salaire de tous les salaires… Ils veulent tous le travail et la peine pourvu qu’il soit lié au plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s’il le faut. Ils sont pour le reste d’une paresse résolue, quand bien même cette paresse aurait pour corrélât l’appauvrissement, le déshonneur, l’exposition de sa santé et de sa vie.
… Ils ont même besoin de beaucoup d’ennui pour réussir leur travail.
… Il est commun de chasser l’ennui loin de soi par tous les moyens, tout comme il est commun de travailler sans plaisir.”

Nietzsche. Le Gai Savoir. 42, Travail et ennui


Nietzsche oppose ici deux rapports au travail, qui révèlent deux types d’humanité.

  • Les êtres communs, c’est-à-dire la majorité, considèrent le travail comme un moyen : un instrument pour gagner de l’argent, obtenir sécurité ou reconnaissance. Leur critère n’est pas la joie, mais l’utilité. Ils fuient l’ennui par une activité incessante, se maintenant dans un mouvement vide qui les empêche de penser ou de sentir pleinement. Le travail devient alors une forme d’étourdissement collectif, un tranquillisant social qui apaise l’angoisse du vide intérieur.
  • Les êtres rares et supérieurs, au contraire, cherchent un travail qui soit un but en soi, où le plaisir de l’acte est la récompense suprême — « le salaire de tous les salaires ». Ils préfèrent périr plutôt que de travailler sans plaisir. Pour eux, la peine et la difficulté ne sont pas des maux, mais des conditions du sens : ils acceptent la souffrance si l’activité elle-même nourrit leur être. Leur « paresse » apparente n’est pas inertie, mais économie de l’énergie : ils refusent de se disperser dans des tâches qui n’en valent pas la peine.

Ces êtres d’élite ont même besoin d’ennui. Loin d’être un mal à fuir, l’ennui est pour eux un sol fertile : un temps de gestation, un espace intérieur où les grandes idées mûrissent. Là où l’homme ordinaire cherche à remplir chaque instant, eux savent attendre que le vide devienne fécond.

Nietzsche en tire une critique de la modernité : la civilisation contemporaine cherche à rendre le travail commode, rentable, distrayant — à éliminer l’ennui et l’effort, c’est-à-dire tout ce qui nourrit la profondeur. En supprimant la tension, elle appauvrit la qualité humaine et créatrice. Le travail devient fonction sociale, non aventure intérieure.

Il y a là une leçon éthique et existentielle : choisir un travail pour sa valeur intrinsèque est un acte de rare autonomie. C’est refuser l’idéologie du rendement, la sécurité confortable et la reconnaissance facile, pour chercher une vie plus « pleine » — où la création, même exigeante, vaut plus que la réussite.

En somme, Nietzsche ne critique pas le travail, mais son instrumentalisation. Le vrai travail est une affirmation de soi, une création joyeuse et libre. Le travail moderne, réduit à un moyen de subsistance ou à un remède contre l’ennui, devient au contraire une négation de soi, une fuite hors de la vie créatrice.

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