Le grand défaut des hommes d’action
“Comparé à celui qui a la tradition de son côté et n’a pas besoin de raison pour fonder ses actes, l’esprit libre est toujours faible, surtout dans ses actes, car il connaît trop de motifs et de points de vue et en a la main hésitante, mal exercée.
… Ce qui fait ordinairement défaut aux hommes d’action, c’est l’activité supérieure, j’entends l’activité individuelle. Ils agissent en qualité de fonctionnaires, négociants, savants, c’est-à-dire de représentants d’une espèce, et non point en êtres uniques, doués d’une individualité bien définie. Sous ce rapport-là, ce sont des paresseux. C’est le malheur des hommes d’action, que leur activité soit presque toujours quelque peu déraisonnable. On ne saurait demander, par exemple, au banquier qui thésorise le but de son action acharnée : elle est dénuée de raison. Les hommes d’action roulent comme roule la pierre, conformément à l’absurdité de la mécanique. “
Nietzsche. Humain, Trop Humain I, 230. Esprit Fort (en français dans le texte) et 283 Le grand défaut des hommes d’action
Nietzsche oppose ici deux types d’êtres — l’esprit libre et l’homme d’action — en creusant une même idée sous deux angles complémentaires : la séparation moderne entre pensée et action.
La faiblesse de l’esprit fort
L’« esprit fort », ou esprit libre, se distingue par la lucidité et la multiplicité de ses points de vue. Mais cette richesse devient un handicap dans l’action : il voit trop de motifs possibles, trop de perspectives, ce qui le rend indécis. Sa main tremble parce qu’il sait trop.
À l’inverse, l’homme de tradition agit avec assurance : il suit des règles reçues, il n’a pas besoin de raisonner. Sa force vient de son inconscience — il agit sans se demander pourquoi. Mais cette force mécanique révèle en réalité une faiblesse spirituelle : il ne pense pas par lui-même.
La médiocrité de l’homme d’action
L’« homme d’action » moderne n’est pas un créateur, mais un fonctionnaire de l’existence. Il agit non comme individu singulier, mais comme représentant d’un rôle : banquier, savant, négociant. Son activité est dépourvue de raison supérieure, réduite à la répétition d’un geste social.
Nietzsche dit de lui qu’il « roule comme la pierre » : il obéit à la mécanique collective, mû par l’habitude et la conformité. Sa paresse est une paresse spirituelle : il préfère l’automatisme de l’action à l’effort de se définir soi-même.
Le paradoxe central
L’esprit fort est trop conscient pour bien agir, tandis que l’homme d’action agit trop bien pour être conscient. Le premier manque de force pratique, le second manque de profondeur.
Ni l’un ni l’autre n’incarne l’idéal nietzschéen : celui de l’individu souverain, capable d’unir la lucidité de la pensée et la puissance de l’action — c’est-à-dire d’agir selon sa propre loi, avec la légèreté d’un danseur et la gravité d’un créateur.

