Le travail, ce tranquillisant des masses

“Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – On vise toujours sous ce nom le dur laveur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de forces nerveuses, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi, une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité, et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême”.

Friederich Nietzsche. Aurore, 3, 1973

Cette citation est au coeur du thème “Le travail, ce tranquillisant des masses” dans l’ouvrage “S’affirmer avec Nietzsche” de Balthasar Thomass, qui poursuit :

“Rien de nouveau sous le soleil, déjà du temps de Nietzsche, la survalorisation du travail allait de pair avec l’obsession sécuritaire. A l’évidence, nous trouvons aussi notre compte à nous abrutir dans le travail, celui-ci est pour nous un divertissement, puisque au sens propre, il détourne notre attention de nos angoisses, de nos rêves, de notre chaos intérieur, aussi destructeur que créateur, et qu’à ce titre, il fonctionne comme un tranquillisant.”

Je conclus par ses premiers mots et la question que l’auteur nous propose :

“L’un des poisons les plus efficaces pour tuer le chaos créateur en nous est le travail. On aime aujourd’hui voir celui-ci comme la seule voie de réalisation de soi, le moyen de “devenir ce que l’on est” en exploitant ses talents. Mais cette idée d’un travail émancipateur et épanouissant correspond-elle vraiment à la réalité sociale et économique du monde du travail ? Trouver sa place sur le marché de l’emploi n’implique-t-il pas plutôt tout le contraire, à savoir nous dévêtir de tout ce qui nous rend singulier pour nous adapter à la demande du marché, aux exigences managériales, à la “philosophie d’une entreprise” ?”


Cette citation de Nietzsche et son commentaire par Thomass pointent une fonction du travail souvent occultée : son rôle de dispositif de contrôle social.
Nietzsche voit dans le travail répétitif un moyen de dressage collectif : il canalise l’énergie nerveuse, fournit des buts mesquins et des satisfactions régulières, et par là étouffe la pensée libre, la rêverie, les passions — bref, ce « chaos créateur » d’où surgit l’originalité.
Thomass prolonge l’idée : le travail moderne agit comme un tranquillisant collectif, détournant notre attention de nos angoisses, de nos rêves et de notre créativité.

Ces textes mettent en lumière plusieurs mécanismes sociaux et psychologiques :

  • Régulation et routine : les tâches standardisées réduisent l’espace pour l’imprévu et l’invention.
  • Aliénation : en travaillant pour des objectifs externes, l’individu perd le rapport à sa singularité.
  • Sécurité-rétribution : la promesse de revenu et de stabilité rend tolérable la perte d’autonomie — on adore la sécurité comme une divinité.
  • Auto-idéologie : l’idée que « le travail émancipe » devient une norme morale, culpabilisant ceux qui cherchent du temps non productif ou créatif.

Cela n’est pas sans effets sur l’identité. En effet, le marché et le management exigent conformité, mobilité et standardisation des compétences. Trouver sa « place » revient souvent à se neutraliser : on troque ses traits singuliers contre des « compétences transférables » dictées par la demande du marché.
Le travail offre en échange une sécurité matérielle et psychologique : un cadre, des objectifs clairs, une routine rassurante — autant d’éléments qui détournent des questions existentielles et des choix potentiels.

Il y a un “double effet” du tranquillisant : le travail moderne apaise nos angoisses existentielles tout en étouffant le potentiel de révolte, d’autonomie et de création ; Il ne réalise pas l’individu : il le gère, en canalisant ses désirs et son énergie vers des finalités économiques prévisibles.


Explorons ces idées dans des métiers moins laborieux pour voir si et où elles s’appliquent….

DomaineType d’intelligence dominanteLiberté intellectuelleTemporalitéFinalitéNature de la stimulation
Académique / rechercheConceptuelle, analytique, réflexiveTrès élevéeLong termeComprendreExploration du vrai
Conseil / stratégieAnalytique, synthétique, communicanteMoyenneCourt à moyen termeRecommanderRésolution de problème
Cadre dirigeantSystémique, décisionnelle, relationnelleMoyenne à faibleCourt et long terme à la foisAgirArbitrage et incarnation
Création / art / designSymbolique, intuitive, métaphoriqueTrès élevéeVariableExprimerExploration du possible

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